La nouvelle ère industrielle ne passe plus par les manufactures

L’industrialisation que l’Afrique appelle si ardemment de ses vœux tarde-t-elle vraiment à se produire ? Le continent est-il aujourd’hui susceptible d’entrer dans une nouvelle ère industrielle, sans essor préalable des manufactures ? Ces questions méritent d’être posées. À force de se concentrer sur un modèle qui remonte à l’essor des manufactures en Europe avec l’électricité, à la fin du XIXe siècle, on en oublierait presque de relever ce qui se passe sous nos yeux. L’Afrique, passée directement au téléphone mobile sans développement du réseau de lignes fixes, a fait un bond technologique unique au monde. Son invention du porte-monnaie électronique a changé le quotidien de millions d’utilisateurs de téléphones portables qui ne sont pas forcément bancarisés. 

La « quatrième révolution industrielle », telle que la définit Klaus Shwab, économiste allemand et fondateur du Forum économique mondial (WEF), est tirée par l’intelligence artificielle, l’impression 3D, la réalité virtuelle, la blockchain et la « cobotique », soit l’interaction entre un homme et un système robotique. Elle succède aux trois révolutions précédentes, induites par l’avènement de la machine à vapeur en 1760, puis l’électricité et la production de masse au début du XXe siècle, avant l’informatique dans les années 1960.

On ne compte plus aujourd’hui les remarquables inventions africaines comme celle de Askwar Hilonga, ce tanzanien qui a résolu le problème d’accès à l’eau potable en mettant sur pied le NanoFilter, un filtre à eau bon marché basé sur des nanotechnologies ou encore le service Zimbabwéen qui « ubérise » la collecte d’ordures ménagères. Autrement dit, une plateforme de camions se déplace dans 32 villes du pays, à la demande des usagers qui veulent se débarrasser de leurs déchets, contre une somme modique. De Dakar à Djibouti, des hubs logistiques se développent sur l’ensemble du continent.

Des experts comme Carlos Lopes estiment vain de se lamenter sur l’absence d’usines en Afrique. Car l’industrialisation porte aussi sur les services, le secteur qui domine la plupart des économies en forte croissance sur le continent. Ce n’est pas une mauvaise nouvelle en soi : le tourisme, par exemple, relève de l’industrie, tout comme les industries créatives, non moins créatrices d’emplois. La preuve ? Nollywood, cette immense fabrique du cinéma nigérian, s’impose avec 1 million de personnes au rand de second employeur du pays après l’agriculture. 

« L’industrialisation ne se limite donc pas à la manufacture ou à l’usine. Elle désigne tout un écosystème de transactions modernes, capables de servir des tissus économiques élaborés, ainsi que des chaînes de valeur. »

Les manufactures ne fournissent plus d’emplois en Europe, pas plus qu’en Afrique, à mesure que se développe la robotique. Il faut donc s’interroger sur ce secteur secondaire que l’on considère souvent comme un « passage obligé », une condition sine qua non de développement. Savons-nous quel impact aura demain l’intelligence artificielle, ainsi que des nouvelles technologies qui dépassent encore aujourd’hui notre imagination ? le « leapfrog » qui s’est produit dans les télécommunications pourrait être répliqué dans bien des domaines, y compris ceux sur lesquels les retards actuels jouent comme des entraves – comme l’accès à l’électricité et à la réfrigération. 

L’industrialisation ne se limite donc pas à la manufacture ou à l’usine. Elle désigne tout un écosystème de transactions modernes, capables de servir des tissus économiques élaborés, ainsi que des chaînes de valeur. De ce point de vue, plusieurs pays sont déjà industrialisés en Afrique, en dehors des locomotives que sont l’Égypte et de l’Afrique du Sud. Côte d’Ivoire, Ethiopie, Ghana, Maroc, Maurice, Rwanda et Togo… Voilà autant de pays entrés dans la transformation structurelle de leur économie, avec des investissements massifs dans un tissu productif plus moderne et en partie industrialisé. Quant aux pays à forte population rurale, et qui le resteront encore dans les 30 prochaines années, toute industrialisation devra nécessairement prendre en compte la diversification de l’économie rurale.

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